Le violoniste et chef d’orchestre letton Gidon Kremer et l’ensemble Kremerata Baltica qu’il a fondé en 1997 ont enregistré l’album Songs of fate entre 2019 et 2022. L’album paraît chez ECM records, le label de Manfred Eicher avec lequel Kremer travaille depuis des années en toute indépendance, loin des diktats du marketing.
A la fois mystérieux et facile d’accès, le programme comporte des pièces de trois compositeurs baltes d’aujourd’hui, et des pièces de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), le compositeur polonais réfugié en URSS dont Kremer semble avoir fait ces dernières années une grande cause personnelle (voir le disque de musique de chambre chez DG, le disque de Préludes pour violoncelle transcrit pour le violon comme l’enregistrement du concerto pour violon chez Accentus). Il se confirme une fois de plus que la bande son du XXème siècle a besoin d’inclure Weinberg, comme Kurt Weill.
L’auteur de la notice, Wolfgang Sandner, suggère qu’il s’agit de l’album le plus personnel que nous ait donné Kremer : il se présente comme un autoportrait intime, celui de Kremer-le-musicien-balte par excellence, mais aussi celui de Gidon Kremer méditant sur le destin de son père (voir la poignante note de sa main incluse dans le livret) et mettant en avant comme jamais ses racines juives (voir les extraits de la symphonie de chambre « L’étoile de David » et le « pénultième Kaddish » pour soprano et orchestre de Giedrus Kuprevicius, une pièce superbe, ainsi que les extraits des chants juifs op. 13 de Weinberg).
On peut aussi penser que le contexte de l’invasion de l’Ukraine est présent en arrière-plan : les deux pièces qui ouvrent et referment l’album ont été enregistrées après le déclenchement de celle-ci et la notice nous rapporte que l’événement a été vécu de manière douloureuse par Kremer, dont on rappelle qu’il avait étudié avec David Oistrakh à Moscou et qu’il a quitté l’URSS pour l’Allemagne dès 1980.
Ces deux pièces, This shall too pass (2021) de Raminta Serksnyté (on n’a pas oublié le disque monographique consacré par Mirga Gražinytė-Tyla chez DG à cette compositrice lithuanienne) et Lignum (2017) du letton Jekabs Jancevskis illustrent l’esthétique post-moderne qui est si commune dans le paysage de la musique balte d’aujourd’hui, si elles n’ont pas les travers d’autres pièces écrites dans un style proche.
Mais le plus remarquable dans cet album, c’est que chaque partie s’intègre aussi bien au grand paysage élégiaque du tout, la voix magnifique de Vida Miknevičiūtė et les interventions du violon de Kremer (le bref Nocturne de Weinberg vous ira droit au cœur) venant en outre rompre toute monotonie. C’est que la disparité entre pièces d’inspiration liturgique et traditionnelle et pièces plus contemporaines ne soit jamais gênante, et que ce qui pourrait être un simple patchwork soit bien plus que cela.
En définitive, peu importe qui a écrit ou qui joue quoi sur ce disque. Songs of fate nous invite à suspendre nos activités, à nous recueillir, à penser aux disparus. Et comme l’écrit Kremer lui-même : à nous souvenir de ceci que chaque vie éphémère, chaque voix compte, même celle qui porte le moins et qui pourrait se perdre dans le tumulte du monde.
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